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Premier Voyage de Charles-Quint en Espagne, de 1517 à 1518 [extrait] (Author: Laurent Vital)

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De l'embarquement de monseigneur l'archiduc don Fernande, pour venir en Flandre.

Le XXIIIe de moy, et jour de la Penthecoste, le vent devint bon; mais, pour cause de la solemptité on différa d'embarquier jusques à lendemain, que lors monseigneur l'archiduc se embarqua et toutte la compaingnie, envyron le soir, à intention de faire voille le lendemain au plus matin. Mais, de mal venir, la nuyctie que on coucha sur l'eauue le vent devint contraire; pourquoy mondict seigneur desbarqua, le mardi au matin, sauf que les baghues demorèrent sur les bateaulx. Le vent estoit adoncques noord-oost, assés bon pour sortir du havre, mais contraire pour venir pardechà. Le lendemain, le merchredi, de recief le vent devint bon, assavoir west-noordt-west, mais maulvais à sortir du port. A ceste cause, mondict seigneur se rembarqua, contre le soir, pour, le lendemain à matin, dernière feste de Penthecoste, faire voille: et convint lors à force de rymmes et pinaches, amener hors du havre les grantz navires, jusques à l'embouchement de la grant mer; et fut à faire ainsi que à quattre heures, au soleil levant qu'on feist voille. Là vint prendre congiet le marquis d'Aghillar, en se recommandant tousjours à sa bonne grâce, et luy disant adieu, aveucq les larmes aux yeulx, pour cause que il l'aymoit et il l'avoit eu longtamps en garde. Puis wida1 du grant navire et se mist en une pinache, pour retourner vers le port de Sainct-Anderé. Aussi feist le filz de messire Thyerry le Bègue, qui estoit housé et prest à mectre le pied en l'estrier, pour courir en poste devers le Roy, et luy annuncier le partement de monseigneur son frère. Or, avant que mondict seigneur se partist de Sainct-Anderé, morut ung de ses archiers de corps, nommet petit Jan le Lacquaix, et aussi un des lacquaix de monseigneur du Reux. Certes les voilles ne furent pas sitost dressiez, que, à l'aide de Dieu et du bon vent que lors


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faisoit, en peu de tamps après, on se trouva fort eslongé du pays, tellement que de l'après-disner on perdoit entièrement la veue du pays de Castille et des haultes montaignes qui là sont, que parfois on voit bien de XL lieuues loing. En la flotte de mondict seigneur n'y avoit que cincq grosses navires, et la barcque. A chascun bateau y avoit ung chief et capitaine, pour avoir regard partout, et conduire en ordre et police ceulx de dedens; et ce par l'ordonnance de mondict seigneur, affin que chascun leur obéisse, sur paine d'estre griefvement pugnis, qui feroient le contraire. Là y avoit, par ordonnance du Roy, ung bien honneste anchien personnaige, pour estre capitaine général de touttes les navires, et se nommoit le Scave2, lequel se tenoit au bateau de monseigneur du Reux; ung gentilhomme nommet Boubaix en estoit capitaine; le seigneur de Berquem3 estoit capitaine d'ung aultre bateau, lequel avoit en son navire tout plain de gentilzhommes et aultres gentz de bien, et aussi une grande partie des officiers et serviteurs de monseigneur. Et du bateau de l'escuyrie, ung gentilzhomme espaingnart, nommet Scalant4, en estoit capitaine. Du bateau de monseigneur de Saimpy ung gentilhomme de Faerrette en estoit capitaine; mais de la barcque je ne scay qui en avoit la charge, et croys que dedens n'y avoit que maronniers. Dedens le bateau y avoit, pour l'acompaingnier, le seigneur du Reux et le seigneur de Saimpy, le seigneur de Molembais et tout plain de gentilzhommes , comme Lalaing, Croisilles, Houffalize, Ravel, Charlo d'Achey, et aultres de diverses nations, desquelz ne me souvient de leurs noms; aussi ung honneste gentilhomme castillan, qui estoit grant escuyer de monseigneur, lequel fut tousjours malade durant ce voiage, par ce qu'il ne puvoit porter la mer. Aussy y estoit le filz du marquis d'Aghillar, et tout plain d'aultres josnes gentilzhommes, Andrieu de Douvrein, son sommelier de corps, ung médecin espaingnol, deulx chappellains, deux valletz servans elle dessusdict capitaine La Scave, aussi le maistre de l'artillerie Jennet de Taremonde. Icelluy capitaine La Scave avoit bien les termes de estre tout homme de bien, et estoit sa conversation bien honneste; et pour ce que le Roy avoit deuement esté adverty de ses faictz dignes de mémoire et des bons services qu'il avoit faict à son

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grant père, le Roy d'Aragon, ordonna qu'il yroit aveucq Monseigneur son frère, jusques en Flandres, pour le assister en son voiage, se il en avoit à faire. Entre les faictz de guerre d'icelluy capitaine, me fut racompté que, au tamps que son maistre le roi d'Aragon avoit la guerre aux Franchois pour la querelle du royaulme de Naples , ce capitaine fut adverty que, une navire de guerre franchoise avoit pillet et démonté ung navire de Castille, et mis à mort la pluspart de ceulx de dedens, pour enmener myeulx à saulveté les biens qui dedens estoient, envers Venise. Ce congnoissant, et pour soy vengier de cest oultraige, à toutte diligence, le poursuyvy de si près; et la navire franchoise fut constraincte de soy saulver dedens le port et havre de Venise, qui se clot d'une grosse chainne à travers de l'eauue. Ainsi que ce capitaine Le Scave cuida entrer dedens ce port, et voyant que le passaige avoit esté cloz , à la requeste desdictz Franchois, feist mectre hors son boit, et bailla charge à aulcuns de ses gens, affin qu'ils allassent devers messeigneurs de Venise pour leur prier qu'ils luy missent hors de leur port son ennemy qui là dedens s'estoit refugiet. Et se ce ne faisoient, il sçavoit bien ce qu'il en avoit à faire. Ceulx de Venise, pour response, luy firent dire que ilz n'avoient poinct de guerre aux Espaingnars ny aux Franchois, ne congnoissance de leur différent; et que se il se fust retiré en leur fort contre ses ennemys, que ils luy eussent acordé place, comme à ce bateau de Franche, qui s'y est venu mectre à saulveté. Et pour ce luy estoit besoing d'avoir passience ou de atendre jusque il parte d'icy. Voyant ce capitaine, par ceste response que à son ennemy aborder ne pouroit, et considérant qu'il avoit vent à la voline5, aussi bon pour y aller que pour retourner, et que son bateau estoit neuf et bien esquippé, aveucq ce qu'il estoit eschauffé et anymé par ung désir de soy vengier, feist mectre tous ses voilles, et comme ung homme fourcené et délibéré de mectre tout contre tout, sans regarder au péril où il se mectoit, vint, de grant puissance, chocquier et donner contre ladicte chainne ung si grant hurt6, qu'il la rompy et entra dedens et vint trousser le bateau de son ennemy et l'enmena aveucq luy; et ceulx qui à l'aborder se défendoient, il les feist ochir. Pour laquelle folle emprise, fut, en Castille, fort extimé. Et combien que ce fust oultrageusement et follement faict, aussi fust ce vaillamment

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besongniet; à cause de quoy, sa renommée accrut parmy le roialme de Castille. Ce capitaine, de quoy parlons, estoit fort bon pilote, vaillant en guerre et bien entendu sur mer: lequel pour obéyr au commandement du Roy, nostre sire , vint aveucq monseigneur jusques en Flandres. Au bateau de monseigneur y avoit ung XXV de ses archiers et de ses officiers de tous estas, comme de la chambre, garde-robbe, panetrie, eschanssonnerie, fruicterie, sausserie, cuisine et aussi des aultres. Et combien que je y estoye, ce n'estoit point par nécessité, mais par l'ordonnance de mondict seigneur, et n'y servoye que de recoeullier et mectre en mémoire ce qui survenoit durant le voiage et de quoy je povois avoir cognoissance.