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Premier Voyage de Charles-Quint en Espagne, de 1517 à 1518 [extrait] (Author: Laurent Vital)

section 2

Des adventures qui surviendrent pendant que mondict seigneur estoit sur la mer.

En parlant des adventures de la mer, la première journée que monseigneur l'archiduc feist voille, j'avois, avant que le soir venist, faict plus de XXV lieues de mer; et envyron les IX heures du soir, ainsi que au jour faillant, alla faire des grandes coruscations7 et esclitres8 en l'air, qui dura la pluspart de la nuyct, sans pourtant tonner ne plouvoir. Et qui estonne les marronniers, ce fut que subit se leva ung tourbillon de vent ruide et grant, que vint bien impétueusement donner dedens les voilles; à cause de quoy on cremoit que il ne s'ensuyvit quelque grande tourmente, par ce que ce en estoient assés les seingnes. Doublant ladicte tourmente, à toutte diligence on feist oster les voilles et ne y laissa on que le voille de treucquet9; et firent quant et quant leurs aprestes pour résister à l'encontre de ladicte tourmente. En ceste craincte et doubte fut on toutte la nuyct; mais — Dieu mercy — le tamps se passa assez gracieusement et changea aulcunement en west-noordt-west, cachant10 plustost vers Normandie, pourquoy convint waucrer11 sur la mer, d'ung costé et d'aultre. En ce tamps morurent sur les bateaulx trois des serviteurs du Roy et de mondict seigneur, desquelz


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fut le premier Jan Balleman, lequel avoit loingtamps esté malade en Castille; l'autre fut Hipolite, sommelier de la cave, et devint malade huict ou IX jours devant l'embarquement; le IIIe fut Hans, ayde de portier, qui avoit longtamps trainnet du mal de ses jambes. Tous trois furent, après leur trespas, gectés en la mer. Je veys les deulx floter sur l'eauue aveucques les undes, mis en tonneaulx qui alloient où le vent les charroit. Le samedi on choysit12 deulx bateaulx de poissonniers de Biscaye, qui alloient en Engleterre, et furent joyeulx de avoir trouvet la flotte de monseigneur affin de aller tant plus seurement. A ce jour, envyron les cincq heures du soir, le vent devint fort ruide; à ceste cause, la mer s'esmeult tellement, que les marronniers montoient et dévalloient aveucq ces grandes undes d'eauue et les faisoient si fort dansser, que à grant peine debout tenir on se povoit. Le ruide tamps dura toutte la nuyct et jusques à lendemain, le IIIIe jour du voiage de mer, qui estoit le jour de la Trinité. A laquelle saincte journée, à cause de ceste tourmente, mondict seigneur promist, que, luy venu pardechà, yroit de Bruxelles à pied visiter Nostre-Dame de Haulle13, affin qu'il pleust à Dieu que, sans fortune, il peust faire son voiage. Pareillement le promisrent les seigneurs qui estoient aveucq luy. Ce ruide tamps continua toutte la journée et la nuyctie14 ensuyvant d'ung vent contraire, qui à merveilles fort traveilloit les navires, pour les grandes undes qui dedens cesdictz basteaulx se eslevoient et saultoient; et quoique on pompa nuyct et jour, si ne sçavoit on tant tirer d'eauue hors par ladicte pompe, en une heure, qu'il n'y en entroit plus en ung quart d'heure: tellement que s'il eult plus longhement duré, tous estoient en dangier de estre submergiez et caichiez au fond de la mer. Car les chevaulx qui nestoient pas au plus bas étage de la navire, furent deulx Jours enthiers en l'eauue jusques à my-jambes. Le lendemain, par ung lundi, Ve jour du voiage, feist encoire ruide tamps, ung vent de noordt-oost, qui dura jusques envyron les quattre heures de l'après-disner; et avoit on bien affaire de tenir, contre la mer et le vent, la poincte de son bateau. Là sembloit, à veoir passer leauue, que le bateau volast par les undes, qui ainsi nous eslongoient, et sembloit que ces undes deussent tout fendre et escarteler, ainsi ruidement et impétueusement venoient chocquier contre les grantz bateaulx. Ce vent contraire

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continua bien par cincq jours enthiers, au grant désavantage et reboutement de mondict seigneur. Le mardi, premier jour de juing, les pilotes firent tenter, aveucq un plomb, le fond de la mer, et n'y trouvèrent que iiij toises de parfond, et congnurent qu'ilz estoient à VIII lieuues près de Belle-lsle qui est le premier port du costé vers Bretaigne. Le mercredi, VIIe du voyage, feist encoire ruide tamps et tourmente, et estoit on là ainsi que à l'endroit du canal, et n'y convenoit que le vent d'aval, qu'on dict zut-west, pour venir en Flandres; et en brief se trouvèrent hors de la mer d'Espaingne. Mais veu que ce vent on ne povoit aprocher Engleterre, fut conclud de prendre le premier port que ou trouveroit au cartier d'Engleterre, plustost que vers Bretaingne. A ceste cause les pilotes conduisoient, le plus qu'ils povoient, à la main gauche, vers Engleterre. Le joeudi, VIIIe jour du voyage, qui estoit le jour du Sacrement, les pilotes prommoient15 ce qu'ilz ne luy seeurent tenir: c'estoit de le mener à Forlinghe16, et là prendre port pour recouvrer de la nouvelle eauue fresche et doulce et des nouveaulx vivres frez, à cause que Forlinghe est une petite isle et bon port, à sept lieues près de Cornuaille. Ces pilotes disoient en estre tout près, par l'araine17 et gravier de la mer qu'ilz raportèrent de leur plomb. Touttesfois ilz faillirent à y aborder, par trop prendre à la main gauche et plenièrement en passant a huiet ou X lieuues près dudict Forlinghe, sans la veoir, pour la bruyne et obscurité du tamps, qui dura par deulx jours enthiers, Après ce, tentèrent de rechief le fons, ainsi que ung petit devant jour faillant, et trouvèrent que leur plomb estoit chargiet de terre fangeuse; par où ils perchurent qu'ils avoient trop tiré vers le nordt, et se plus avant eussent naigiet, ils eussent laissiet Engleterre, Escoche et Yrlande à la bonne main. Parquoy, tout honteulx d'avoir ainsi failli, se retournèrent dont ilz venoient, espérant tousjours de prendre port audict Forlinghe. Mais ce vent contraire dura bien huict jours: parquoy ne seeurent prendre ce port, sinon tenir la mer, comme on feist le plus longhement que on poeult. Le vendredi IXe du voyage, feist encoire grant vent, et ainsi que les pilottes extimoient que ilz povoient bien estre retournés comme à l'endroit du canal. A ceste cause se tenoient celle part, tousjours la poincte de leurs bateaulx

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vers Flandres, atendant le vent d'aval. Mais c'estoit pour néant. Voyant ce, fut advisé par mondict seigneur, aveucq messieurs les chiefz et nobles et les pilotes, que il convenoit quelque part prendre port, pour cause des vivres et eauue doulce, qui commenchoient à faillir. Et dirent ces pilotes qu'ilz ne véoient point de plus aparant que de prendre terre en Irlande, dont ilz estoient à iiij lieuues près, ou de retourner en Castille, et là alendre le bon vent. Oyant ces opinions, monseigneur l'archiduc dist au seigneur du Reux, que puisqu'il convenoit prendre port, que il aymoit myeulx aller vers Irlande, à cause que de ce vent on y povoit bien aller à la voline18. En effect on exploicta si bien que, le samedi, Xe, on estoit si aprochiet, que le lendemain, XIe du voyage, ainsi que à IX heures du matin, on véoit tout à plain le pays d'Yrlande; et y arriva on de l'après-disner, ainsi que à cinq heures à l'endroict d'ung port de mer, auprès d'une villette, nommée Quinquezalle19, là où de cedict port, jusques à la ville, y povoit avoir myeulx d'une bonne lieuue d'eauue. Et à ung tournant, ainsi que en my-voye, y avoit ung chasteau, pour garder que nulles navires n'y entrent sans leur congiet. Quant ceulx de la ville cognurent que on arrivoit celle part, furent esbahis de là veoir si grantz navires arriver. Parquoy, pour sçavoir quelz gens nous estions, ceulx de la ville envoyèrent celle part aulcuns de leurs députez, qui sçavoient parler divers langaiges, et sçavoir à quelle intention on estoit là venu. Quant venus furent, on les feist monter dedens le bateau de monseigneur, et affin qu'ils ne le cognussent, on luy avoit osté son ordre de la Thoyson; car on ne se voloit de tout poinct donner à cognoistre. Là trouvèrent ces députés la seigneurie, que bien révéramment saluèrent. Puis dirent leur charge, en langaige anglois, extimant que aulcuns des nostres les entendroient myeulx que en leur langhe. Quant on oyt que ils ne demandoient aultre chose de sçavoir que s'ils estoyent amys à ceulx de la ville, ou ennemys, on leur dict, que on estoit amy, et que c'estoit le grant maistre d'hôtel du Roy catholicque, qui, en venant de Castille, pour tirer vers Flandres, ne avoit, pour la tourmente et malvais tamps, poeult si tost aborder en Flandres que il cuidoit. A celle cause estoit arrivet celle part, pour soy refreschir et ravitaillier de vivres fraictz, en bien payant, et illec atendant le bon vent. Ces députés furent joyeulx de ces nouvelles, espérant

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de en amender, et pariellement furent ceulx de la ville, quant ils entendirent le vray par leurs gens. Mais premier que ilz retournassent dire les nouvelles, mondict seigneur ordonnast que on les abruvast et festoyast, comme on feist. Puis s'en retournèrent joyeusement en leur ville. Or, avant que ces députés retournassent en leur ville, le seigneur du Reux avoit envoyet en la ville ung seigneur d'église, qui savoit bon anglois, nommet messire Jan de Grenade, affin qu'il se enquist, s'il y avoit dangier de aller là, et qu'il se gardist bien dire que monseigneur l'archiduc fust ès bateaulx, mais que c'estoit le grant maistre d'hostel du Roy de Castille, qui alloit vers Flandres, lequel, pour le maulvais tamps, s'estoit là retiré. Or ne sçay comment ce seigneur d'église le feist. Mais tant y a que dès le soir ceulx de la ville sceurent que le seigneur don Fernande, frère du Roy de Castille, estoit là arrivet. Et le sceulx par ce que l'ung de ceulx de la ville le me dict, quant en la ville me trouvay, lequel parloit bon franchois. Or, de bien venir, nous leur estions les bien-venus, pour l'amour de mondict seigneur.